samedi 22 novembre 2014

Ne change rien (Pedro Costa, 2009)



Jeanne Balibar répète l'enregistrement d'un album avec Rodolphe Burger sous l’œil de la caméra de Pedro Costa qui filmera également la chanteuse lors d'un concert, d'un cours de champ ou d'une opérette. 

Toutes les belles choses amorcées dans le documentaire de Costa sur les Straub prennent ici une autre dimension. Déjà parce qu'à l'inverse du duo de cinéastes qu'on entendait trop souvent pérorer sur l'état du cinéma, Jeanne Balibar n'est filmée qu'au travail. Et si il existe une sorte de mythe hollywoodien, ressassé de biopic en biopic, sur l'artiste inspiré dont le génie semble aller de soi, Costa en construit ici le contrechamp où la transpiration prend totalement le pas sur l'inspiration.. Qu'il s'agisse d'enregistrer un album aux côtés du musicien Rodolphe Burger (chanteur-guitariste de Kat Onoma), de répéter une opérette ou de jouer en public, Balibar est filmée comme un artisan au travail, répétant les mêmes gestes jusqu'à ce que l'opération la satisfasse. La confrontation avec le public n'intéresse pas Costa, celui-ci est systématiquement hors-champ si l'on excepte un plan sur un duo de japonais inexpressifs, probablement filmés pour situer le lieu du concert plutôt que pour capter la réceptivité des gens à la musique. Ce parti-pris assez radical fonctionne de bout en bout et c'est en débarrassant les artistes de toute mythologie encombrante, de toute complaisance filmique que Costa parvient à faire d'eux des passionnants sujets de cinéma.



Comme pour ses œuvres de fiction, Costa utilise de longs plans fixes composés à la perfection ; Ne change rien doit comporter en tout et pour tout une vingtaine de plans dont le plus long (huit minutes) est le plus saisissant : Balibar, cadrée en très gros plan, répétant face à une professeur de chant lyrique hors-champ qui ne cesse de l'interrompre. L'effort apparaît de plus en plus difficile, l'énervement de la chanteuse finit par transparaître derrière le masque de professionnalisme et un léger décalage humoristique pointe le bout de son nez. Au contraire, les répétitions pour l'enregistrement de l'album dégagent une forte convivialité en grande partie due à la figure apaisante de Rodolphe Burger, qui semble ici d'une patience inépuisable. Cette proximité ne va pas sans une certaine routine qui est aux antipodes de l'état d'esprit lié au rock and roll, et on peut se demander si l'univers rassurant dans lequel Balibar chante n'empêche par la brutalité et l'imprévisibilité typiques des grandes créations artistiques. Les scènes de concert sont également hiératiques, peut-être trop propres dans leur austérité.



En dépit de ces quelques réserves liées également au style ascétique de Costa peu enclin à suggérer la frénésie, Ne Change rien est le meilleur documentaire du cinéaste et son plus beau film depuis son Le Sang inaugural. Si son sujet n'est pas a priori le plus captivant au monde (une heure quarante à entendre Jeanne Balibar chanter peut évidemment effrayer), il lui évite le misérabilisme de ses œuvres sur le quartiers pauvres de Lisbonne, tandis que les répétitions musicales finissent par trouver une grande force hypnotique. Après avoir été épuisée par sa professeur, Balibar s’inquiète du fait que le frigo soit vide tandis que Burger tente de refréner son rire lors d'une séance d'enregistrement peu fructueuse. Pas d'opposition, pas d'intervention extérieure, seulement un groupe de musiciens armés d'une bonne volonté parfois insuffisante. Le moindre détail sur le placement d'une voix, sur un moment de silence ou sur l’entame d'une phrase peut provoquer des contraintes difficilement surmontables et rarement l'on aura vu un cinéaste rendre avec autant de méticulosité le côté parfois laborieux de la création artistique. Le noir et blanc minimaliste qui ne rend parfois visibles que quelques éléments du cadre (une partie du visage de Balibar, Burger et sa guitare, le bassiste) est absolument splendide et d'une étonnante cohérence lorsqu'on sait que Costa a souvent " délégué " la prise en charge de la lumière. Enfin, Ne change rien ferait probablement l'une des meilleures portes d'entrée au cinéma de Costa, relativement plus accessible que ses précédents essais.

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