vendredi 2 mai 2014

Le Sang (Pedro Costa, 1989)



Un adolescent, Vicente (Pedro Hestnes) et son jeune frère Nino (Nuno Ferreira) subissent les absences répétées de leur père. Un jour celui-ci décède et les laisse à eux mêmes. Vicente cache le cadavre à l'aide de son amie Clara (Inês de Medeiros), mais rapidement d'anciens associés de son père lui réclament de l'argent.

De tous les films chroniqués ici, Le Sang est l'un des plus difficiles à regarder comme à critiquer. On n'échappe à aucun cliché du cinéma d'auteur : esthétique (superbe) en noir et blanc, contradictions entre ce que les personnages nous disent et ce qu'on les voit faire, plans extrêmement longs (le film en entier doit en comporter quelques dizaines) et intrigue minimaliste ou il est très difficile de suivre ce qui se passe. Alors, pourquoi Le Sang est-il un si beau film alors qu'il ressemble à une compilation de cinéma festivalier ?

Un point mettra sans doute tout le monde d'accord : le Sang est une splendeur visuelle. Certaines compositions de plans sont d'autant plus incroyables (les petites filles arrivant dans la lumière, la scène à table ou le petit frère n'est vu qu'en reflet) qu'elles semblent produites avec trois fois rien. La systématisation du plan fixe pourrait être irritante si, comme souvent, elle n'était qu'un moyen dramaturgique artificiel (par exemple, quand une conversation houleuse est filmée avec tant d'insistance qu'on s'attend à tout moment à la voir exploser). Ce n'est jamais le cas dans Le Sang, sorte de polar ultra-intimiste qui bouscule toutes nos attentes. Ainsi les " méchants " de l'histoire paraissent au final bien peu violents, leur trafic avec le père reste nébuleux - et pour cause : il n'est pas important de savoir ce qu'ils trafiquaient exactement - et de nombreux éléments qui pourraient apparaître comme des menaces (l'ambigu " ex petit ami " de Clara, le corps dans l'eau) sont tout de suite évacués du récit, comme pour déjouer la notion de cause-conséquence qui sert habituellement de colonne vertébrale à la construction narrative.



Alors, qu'est ce qu'il reste de l'intrigue du Sang ? Une histoire d'amitié entre deux frères - qui ne le sont peut-être pas, on y reviendra - et d'amour entre Vicente et Clara. Parfois, les deux semblent se nourrir et le trio reforme un semblant de famille après la disparition du père ; parfois les deux s'excluent et l'attitude de Clara vient parfois, malgré elle, perturber la relation entre Nino et Vicente. Arrivent ensuite deux groupes de personnages reflétant les angoisses des deux frères : d'une part, les anciens associés de leur père qui menacent Vicente et d'autre part, leur oncle qui les sépare non seulement physiquement - en capturant Nino - mais également spirituellement puisqu'en recomposant un foyer à part, il contribue à casser les liens de ce sang décrit dans le titre, Nino étant en proie au doute de n'être pas réellement du même père que Vicente.



Le Sang est un film très riche mais tellement peu explicite que sa richesse se fait toujours entre les lignes. C'est la négation du spectaculaire, le refus ; pour autant il n'est ni creux ni désincarné : la beauté d'Inês de Medeiros et le charme du tout jeune Nuno Ferreira y sont pour beaucoup. Il entretient un rapport assez complexe avec le passé cinématographique : à la fois ultra-dépouillé et esthétisé, sa thématique ou l'environnement rappelle à la fois le merveilleux La nuit du chasseur (les deux enfants livrés à eux-mêmes, la rivière), Mauvais Sang de Leos Carax (le vieux commanditaires, un côté parfois " post nouvelle vague ") ou encore Fritz Lang et Robert Bresson. C'est peut-être ce mélange fragile entre une culture relativement populaire et l'esthétique froide de Costa qui permet au Sang d'atteindre un superbe équilibre qui fait défaut à certains de ses contemporains ; de là même manière que Shinji Aoyama trouvait dans la prise d'otages d'Eureka le sujet se greffant le mieux à son discours qui vampirisait ses autres films, Costa réussit une alliance aussi brillante qu'a priori contradictoire. Rarement un premier film a atteint une telle plénitude, au risque de devenir un coup d'essai difficilement surpassable.

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