jeudi 29 mai 2014

Unbeatable (Dante Lam, 2013)



Lin Siqui (Eddie Peng) souhaite concourir au championnat de MMA, sorte de mélange entre le catch et la boxe. Il demande l'aide d'un ancien champion, Ching Fai (Nick Cheung) qui devient son entraineur. En parallèle, Ching Fai, endetté, emménage dans un taudis avec une jeune femme à moitié folle, Gwen (Mei Ting) et sa fille Dani.

Unbeatable est une oeuvre assez symptomatique de l'état du cinéma de Hong Kong. Depuis l'âge d'or (1985-1997 approximativement) les films de l'ex-colonie ont progressé techniquement et désormais, la photo (gros point faible de beaucoup de classiques HK) et la mise en scène de la plupart des gros budgets hongkongais soutient tout à fait la comparaison avec le cinéma américain. Cependant, le professionnalisme ne suffit pas toujours à susciter l'enthousiasme et il arrive au spectateur de regretter des films plus brouillons mais aussi moins formatés et plus imprévisibles. Unbeatable satisfait tout à fait les exigences du spectateur contemporain : il contient de l'action, des drames personnels et de la psychologie. Comme dans le par ailleurs intéressant The Insider, c'est cette psychologie envahissante qui est le plus pénible : encore une fois tous les personnages sont dotés de traumas (Ching Fai et son passé, Lin Siqui et son conflit avec son père, Gwen et la mort de son fils) qu'ils devront affronter au fur et à mesure. Il faut dire qu'Unbeatable est deux films à la fois, un film de boxe autour de l'entrainement de Lin Siqui par Ching Fai puis de leurs combats respectifs, et un double mélodrame sur leurs tentatives de construire ou reconstruire une cellule familiale endommagée.



De ces deux directions empruntées par le scénario, le film de boxe est de loin le plus convaincant. Sa grande qualité est la mise en scène réussie des combats ou la diversité des techniques utilisées par les adversaires permet de rompre la monotonie. Si les scènes d'entrainement sont trop longues et un poil répétitives à force, Dante Lam a la bonne idée d'y inclure pas mal d'humour qui tranche agréablement avec les parties mélodramatiques. En dépit d'une trame générale archi-convenue, au moins le réalisateur nous épargne t-il quelques unes des scènes les plus attendues de ce type de productions (l’entraîneur ne commence pas par refuser, même la défaite ne le sépare pas de son poulain). Il faut aussi signaler les gros progrès accomplis par Nick Cheung, acteur très limité à ses débuts qui petit à petit est parvenu à s'imposer comme une gueule assez marquante du cinéma asiatique contemporain et dont la forme physique est ici impressionnante. Il est simplement dommage de devoir attendre plus d'une heure avant le premier combat et comme dans The Insider, les intrigues secondaires ralentissent malheureusement le rythme.



Les parties mélodramatiques sont en revanche beaucoup plus problématiques. Elles sont relativement dénuées d'humour et cèdent parfois à un pathos un peu pénible (les créanciers de Nick Cheung qui débarquent chez sa " famille ", la déchéance du père d'Eddie Peng) avec l'inévitable jeune femme à la dérive dotée d'un enfant en bas age. Tout cela semble au final très artificiel et peut rappeler un certain cinéma américain, de Christopher Nolan à David O'Russell, ou l'ajout de psychologie lourdaude vient parfois tirer vers le bas de bonnes intentions de départ. Et si la mise en scène est irréprochable lors des combats, elle abuse d'effets clipesques et de flashbacks plutôt laids le reste du temps. Enfin, certes The Sound of silence de Simon and Garfunkel est une chanson magnifique, mais l'entendre une demi-douzaine de fois à toutes les sauces est franchement insupportable, faisant presque passer l'usage de Gimme Shelter chez Scorsese pour " modéré ". Principale consolation : au moins la gamine (adorable Crystal Lee) est une fois n'est pas coutume un personnage attachant. Au final, Unbeatable est un film raté duquel émergent quelques bonnes choses. On attend avec impatience le retour de Dante Lam au niveau de son excellent The Triad Zone.

mardi 27 mai 2014

La Fièvre au corps (Lawrence Kasdan, 1981)



Ned Racine (William Hurt), un avocat fauché exerçant sous le soleil de la Floride, rencontre la charmante Mattie Walker (Kathleen Turner) qu'il séduit et dont il devient l'amant. Lorsque Racine découvre la richesse du marie de Mattie, Edmund (Richard Crenna) les amants mettent au point un stratagème pour s'en débarrasser. Edmund est assassiné mais l'enquête est menée par deux amis proches de Racine.

La Fièvre au corps fut le premier film de Lawrence Kasdan, dont l'estimable carrière en tant que réalisateur peine à éclipser le fait qu'il fut avant tout le scénariste de deux immenses succès : l'Empire contre-attaque d'Irvin Kershner et Indiana Jones et les aventuriers de l'arche perdue de Steven Spielberg. Derrière la caméra, sa connaissance des mythes cinématographiques lui permit de revisiter habilement le film noir avec cette variation sur le thème de la femme fatale en forme de descendant direct des films adaptés de James Cain (Le Facteur sonne toujours deux fois, Assurance sur la mort). C'est de ce dernier dont La Fièvre au corps se rapproche le plus et thématiquement, la première partie en est un véritable décalque. Seule la présence du duo d'amis de William Hurt (qui, par ailleurs, font beaucoup penser aux personnages analogues du Démon des armes de Joseph Lewis) vient apporter un peu de nouveauté narrative et même si l'ambiance étouffante (rarement a t-on à ce point ressenti l'omniprésence de la chaleur) est à mettre au crédit de Kasdan, reste que le côté très balisé du scénario donne dans un premier temps le sentiment de voir un élève appliqué reprendre scolairement les recettes d'un genre tombé en désuétude, avec un respect certain mais peu d'apports personnels.



Tout ceci s'améliore durant la deuxième partie. D'abord, parce que les scènes moins référentielles apparaissent progressivement (la jeune fille qui tombe sur le couple adultérin, le dîner ou les menaces voilées lancées par Richard Creena font mouche) et que le talent de Kasdan-scénariste permet d'excellentes choses comme la séquence durant laquelle William Hurt joue quitte ou double en refusant de sortir du commissariat sans passer devant un éventuel témoin. Mais si La Fièvre au corps rejoint les thématiques d'Assurance sur la mort, c'est pour mieux dépasser celui-ci dans la noirceur. Le film noir traditionnel permettait à l'homme manipulé de se venger de la femme fatale, dut-il le payer de sa vie ; ici Kathleen Turner surpasse en machiavélisme les Ava Gardner ou les Rita Hayworth du passé (elle peut tout à fait être vue comme la grande sœur de Linda Fiorentino dans Last Seduction) tandis qu'au contraire, William Hurt passe le film entier sans comprendre et n'arrive qu'à s'enfoncer lorsqu'il croit enfin maîtriser quoi que ce soit. Si l'esthétique est déjà celle propre aux années 80 naissantes, Kasdan a retenu de la contre-culture 70's cette fin du héros viril et sur de lui que Hurt personnifie comme un perdant manipulé.



William Hurt, sans jouer mal, n'est sans doute pas tout à fait à la hauteur de ce que requiert son rôle. Trop froid, trop " droit dans ses bottes " il peine à nous attacher au sale type qu'il incarne. En revanche, Kathleen Turner est radieuse tandis que dans les seconds rôles, on note notamment un Richard Crenna antipathique à souhait et un superbe Mickey Rourke en pyromane qui vole les quelques scènes durant lesquelles il apparaît. Pour le reste, il s'agit d'un bon film sans faute de gout, bien filmé et au score réussi signé John Barry, mais il lui manque un petit supplément d'âme pour pouvoir fièrement trôner dans les encyclopédies aux côtés de ses modèles. Les accidents, les moments de grâce qui permettent aux grands film de demeurer dans l'inconscient collectif ne répondent pas vraiment à l'appel mais il serait injuste de snober un film aussi bien écrit et - excepté William Hurt - bien joué. Si plus tard le côté un peu scolaire de Kasdan lui fera parfois céder à l'académisme, ce coup d'essai reste l'un de ses meilleurs films et une intéressante tentative de cinéma néo-noir comme les années 80 en compteront plusieurs.

vendredi 23 mai 2014

Golden Slumber (Yoshihiro Nakamura, 2010)




Aoyagi (Masato Sakai) est un petit livreur qui a connu son heure de gloire après avoir sauvé une chanteuse d'une agression. Un ami de la fac, Morita, propose à Aoyagi d'aller pécher ensemble. Il s'endort et lorsqu'il se réveille, Morita le prévient qu'il a été payé pour faire accuser Aoyagi de l'assassinat du premier ministre japonais, assassinat qui se produit immédiatement.

Si il fallait résumer Golden Slumber en un mot, le qualificatif " imprévisible " viendrait surement à l'esprit. La trame de départ est absolument banale : un complot est formé contre un innocent péquin pour lui faire endosser la responsabilité d'un attentat. Résumé ainsi, on s'attend logiquement à un thriller vaguement hitchcockien, mais en réalité Golden Slumber tient beaucoup plus de la comédie burlesque. Absolument tous les mécanismes habituellement permis par la situation initiale sont détournés, parodiés ou écrasés dans un joyeux conglomérat d'absurdités. Quelle que soit la manière dont vous anticiperez une scène - normalement en réfléchissant sur la relation cause-conséquence et sur ce à quoi conduirait un minimum de logique narrative - il est quasiment impossible qu'elle se passe ainsi. Les amis trahissent le héros mais il semble prendre tout ça à la rigolade ; le méchant fic à sa poursuite est d'un stoïcisme tellement exagéré qu'il en devient très drôle, l'allié numéro 1 d'Aoyagi n'est autre qu'un serial killer nain admiratif de ses prouesses tandis que les trois quarts des personnages rencontrés par Aoyagi n'ont qu'une obsession : savoir si il a vraiment couché avec l'idole qu'il sauva jadis d'une agression en terrassant le malandrin d'un o-soto-gari bien placé ! Certes, rien n'est plus subjectif et personnel que l'humour mais il serait bien difficile de rester de marbre devant cette construction de scénario ou chaque séquence semble vouloir prendre le contre-pied de la précédente, mais avec une créativité rare.


Au rang des qualités, l'usage des flashbacks est réussi car tout à fait adapté à l'ambiance générale : le héros se trompe ainsi de flashback lorsque son ami lui remémore les leçons du passé. Les acteurs sont très bons avec une mention spéciale à Gaku Hamada et son " je t'ai surpris ? " récurrent. En dépit de ses outrances, Golden Slumber est parfois touchant (les séquences de feux d'artifice) et l'amour du cinéaste pour ses personnages semble évident.

Au rayon faiblesses, la mise en scène et de bonne facture mais ne fait pas de Yoshihiro Nakamura un grand cinéaste. La plupart des gags sont uniquement produits par le scénario et il arrive de se demander si un grand de la comédie n'aurait pas pu renforcer encore leur impact. Golden Slumber est également trop didactique lorsqu'il tente d'être plus sérieux (les discussions sur Lee Harvey Oswald sont pénibles) mais la grande déception reste avant toute autre chose sa conclusion.



En effet, conclure un film qui avait mis un point d'honneur à défier les plus grandes évidences narratives n'est pas chose aisée. Les deux solutions les plus cohérentes étaient a priori l'apothéose de n'importe quoi ou le numéro d'équilibriste qui lui aurait permis de retomber sur ses pieds.A la place, Nakamura donne une conclusion " réaliste " mais n'offre aucune réponse aux questions qu'il a pu soulever ce qui crée un énorme sentiment de frustration, en plus de sonner quelque peu " tout ça pour ça ? ". Là ou certains films démarrent lentement avant de monter en puissance petit à petit, Golden Slumber est au contraire une oeuvre qui se délite au fur et à mesure et ou la puissance de la scène d'introduction manque de plus en plus. Au demeurant et au-delà de ses qualités et de ses défauts cinématographiques, Golden Slumber est un film à voir car il est rare de trouver encore des curiosités à ce point originales et dont l'inventivité se fait à l'aide d'une candeur, d'une joie presque enfantine d'autant plus appréciables qu'elles contrastent violemment avec le cynisme ambiant. Indiscutablement à part.

mercredi 21 mai 2014

Ulysse contre Hercule (Mario Caiano, 1962)



En aveuglant le Cyclope engendré par Neptune, Ulysse (Georges Marchal)  a déclenché la colère des dieux. Ceux-ci lui envoient Hercule (Michael Lane), fils de Jupiter, afin de le capturer. Pendant qu'Hercule part capturer un adversaire qui utilise toute son ingéniosité pour échapper à ses poursuivants, la femme aimée d'Hercule, Hélène (Alessandra Panaro) fait l'objets des attentions de son rival Adraste.

Enfin une confrontation de personnages mythiques qui en soit vraiment une ; en effet, les personnages de Samson contre Hercule étaient non seulement identiques - deux gros costauds sans attributions particulières - mais devenaient alliés passées les cinq premières minutes. Ici, ils possèdent les attributs spécifiques de leurs héros et on a donc un Ulysse malin pourchassé par un Hercule comptant sur sa force physique. Le scénario est plutôt intelligemment construit : après le conflit vient la nécessité de coopérer contre une armée d'hommes-oiseaux, puis à la suite de la capture d'Ulysse le duo est séparé avant de se retrouver pour un combat contre une horde de troglodytes. Certes, nous ne sommes pas chez Mankiewicz mais cela permet à Ulysse contre Hercule de se suivre relativement mieux que le diptyque de Parolini. Comme celui-ci, Caiano n'hésite d'ailleurs pas à invoquer l'humour, de manière plus épisodique mais aussi plus fine (notamment le jeu de devinettes entre le roi fou et Ulysse, " Pourquoi les dieux ont crée les hommes ? " " Pour que quelqu'un puisse les vénérer. " " Pourquoi les hommes ont crée les dieux ? " " Pour le plaisir de blasphémer. "). On notera un mélange de noms grecs et romains concernant les divinités (Minerve et Junon, Jupiter et Prométhée) qui devrait provoquer quelques étranglements chez les férus de mythologie.



Ulysse contre Hercule fut le premier film du talentueux Mario Caiano. Si celui-ci reste avant tout connu pour Les Amants d'outre-tombe, l'un des classiques du fantastique italien, il est surprenant de constater qu'on en trouve quelques prémices dès son péplum introductif. Quelques séquences horrifiques kitschs (Ulysse menacé d'écrasement, la délirante danse des hommes-oiseaux) et une atmosphère parfois pesante montrent déjà en Caiano un très bon cinéaste lorsqu'il s'agit de créer une ambiance. Si il s'en sort aussi plutôt bien lors des rares moments d'action, il rate en revanche dans les grandes largeurs tout ce qui a trait à la relation entre Hercule et Hélène, peu aidé par un casting en pilotage automatique. Ni Georges Marchal en Ulysse ni Michael Lane en Hercule ni Alessandra Panaro en Hélène n'arrivent à donner une prestation un tant soit peu convaincante et leur médiocrité vient trop souvent détacher le spectateur du film ; sans la lumineuse Barbara Steele qui fit beaucoup pour le succès des Amants d'outre-tombe, Caiano semble malheureusement limité rayon direction d'acteurs.



L'autre défaut majeur réside dans l'évidente pauvreté du budget contre laquelle Caiano bute, et qui se concrétise par le nombre très faible de séquences d'action : il faut ainsi attendre dix minutes avant la fin du film pour voir Hercule commencer à montrer ses biceps. La séquence chez les homme-oiseaux sonne comme du remplissage et on peut avoir l'impression que Caiano cherche désespérément à rajouter des intrigues, au demeurant peu palpitantes, pour cacher le fait qu'il ne peut pas se permettre de grandes batailles ou de moments épiques. C'est d'autant plus dommage que le scope et la photo semblent avoir été préservés des réductions de budget et sont de toute beauté.

Sans atteindre les sommets herculéens signés Cottafavi ou Francisci, Mario Caiano montre dès son premier film un talent certain de metteur en scène et redresse légèrement la barre après plusieurs films très médiocres. L'originalité du script - le duo antagoniste qui fonctionne bien, la forte présence du désert et de troglodytes qui font parfois penser à La Planète des singes - ne parvient pas à faire oublier que le péplum italien se dirige progressivement vers sa fin, mais Ulysse contre Hercule se regarde avec indulgence.

samedi 17 mai 2014

Le Charlatan (Edmund Goulding, 1947)



Stan (Tyrone Power) travaille dans un cirque ou il observe le numéro de Pete et Zeena (Joan Blondell). IL tue Pete accidentellement et apprend de Zeena le code permettant la mise au point d'un redoutable numéro de divination. Stan et sa maîtresse Molly (Coleen Gray) sont exclus du cirque mais mettent au point un spectacle particulièrement bien rodé. Stan rencontre une psychanalyste ambiguë, Lilith (Helen Walker).

Adapté d'une des séries noires les plus étranges de la collection signée William Gresham, le Charlatan est également un superbe film qui à l'instar de Laura ou Gilda (dont il est très différent) se situe entre le drame et le film noir. Ces œuvres ne sont pas exemptes d'influences européennes (Goulding est britannique, Preminger autrichien et Vidor hongrois) se traduisant notamment par un grand soin apporté aux personnages féminins et à l'étude psychologique du couple. Mais le Charlatan est également imprégné de cette fatalité propre au film noir américain, une tireuse de cartes représentant l'équivalent contemporain de la Pythie grecque et les actions du héros aboutissant inévitablement aux prédictions faites par celle-ci (il tue l'alcoolique involontairement, rejette les conseils de ses amis et termine le film dans l'état qui l'effrayait le plus au départ). Le grand mérite du scénario est de parvenir à faire exister plusieurs personnages très forts gravitant autour de l'opportuniste Tyrone Power : Zeena, expérimentée et intelligente mais volage et superstitieuse ; Molly, simple et amoureuse mais la plus pure moralement, et la psychanalyste Lilith qui derrière son raffinement bourgeois et ses bonnes manières cache une absence totale d'empathie pour autrui. Si Stan est un génie de l’artifice, il ne l'est qu'à échelle artisanale et ses petite arnaques ne font pas le poids face à un esprit citadin encore plus manipulateur que le sien. C'est d'autant plus audacieux que la psychanalyste est posée a priori comme le repère moral du Charlatan, alors qu'elle est infiniment plus cruelle et égoïste que Zeena et Molly.



Le cinéaste Edmung Goulding était plus réputé pour son talent d'esthète et de directeur d'actrices que pour ses affinités avec l'univers du film noir. Pourtant, il se révèle ici un excellent choix puisque la densité qu'il parvient à donner aux femmes est cruciale dans la réussite de l'oeuvre. Si narrativement on retrouve quelques facilités - notamment à l'approche de la fin - elles sont d'autant plus tolérables que le cinéaste filme avec un amour évident ses personnages de combinards à la petite semelle : lorsque Molly " trahit " Stan en abandonnant la mascarade, celui-ci se comporte avec une surprenante dignité. De même, il parvient dans un effort désespéré à concentrer les ennuis sur sa seule personne et essaye tant que possible d'épargner son entourage. Ces discrètes atténuations nous permettent d'apprécier encore plus un personnage pourtant détestable sur le papier, menteur et escroc ; il faut dire que Tyrone Power, beau gosse ayant souhaité casser une image publique trop lisse, fait ici merveille. Et si Joan Blondell et Helen Walker sont très bonnes, c'est Coleen Gray dans le rôle le plus difficile du film (les ingénues sont fréquemment éclipsées par les femmes fatales) qui est la plus étincelante.



En plus d'être convaincant comme film noir et comme mélodrame, Le Charlatan est également une virulente critique de la foi religieuse et de la croyance. C'est d'autant mieux amené que le héros est un homme d'extraction modeste qui parvient à faire avaler n'importe quoi à des gens a priori plus intelligents et mieux éduqués que lui en jouant sur leurs émotions, leurs envies secrètes et leurs peurs primitives. Le plus grand génie de Tyrone Power est de deviner facilement ce que les gens souhaitent entendre, et si il se défend devant Molly de se prendre pour Dieu (et il est probablement sincère), il est difficile d'être dupe de son ambition. Sa déchéance est un peu moins captivante que son ascension mais Goulding parvient avec beaucoup d'efficacité à rendre le sentiment de paranoïa et de folie qui s'empare progressivement de lui. La magnifique photo de Lee Garnes achève de faire du Charlatan une réussite à redécouvrir de toute urgence.

jeudi 15 mai 2014

Ringo au pistolet d'or (Sergio Corbucci, 1966)


Ringo (Mark Damon), un chasseur de primes, abat une fratrie de mexicains en n'épargnant que Juanito (Franco De Rosa), le plus jeune dont la tête n'était pas mise à prix. Ringo se rend dans une ville ou le shérif Norton (Ettore Manni), rigide et droit, finit par le jeter en prison. Dehors, Juanito s'allie à une bande d'apaches et compte bien obtenir sa revanche sur Ringo.

Passons rapidement sur un Ringo qui n'entretient guère de rapport tant avec le héros bondissant d'Un pistolet pour Ringo qu'avec le vengeur renfrogné du Retour de Ringo. Il s'agit d'un archétype qui n'a pratiquement pas de caractéristique propre en dehors des traits usuels du genre : chasseur de primes cynique et obsédé par l'or, Ringo ressemble fortement à une version discount du Clint Eastwood d'Et pour quelques dollars de plus. Même si Tessari changeait radicalement son personnage d'un film sur l'autre, au moins donnait-il le sentiment d'essayer de le rendre original et d'adapter sa mise en scène à sa personnalité. Corbucci semble pour le coup acquitter sa commande sans se préoccuper de maintenir l'intérêt du spectateur pour un des personnages les plus convenus et les plus fades du western italien - ajoutons que la calamiteuse prestation de Mark Damon n'aide pas beaucoup.



Plus intéressante est la place occupée par le film dans la prolifique filmographie westernienne de Sergio Corbucci, dont on oublie trop souvent qu'il filma des cowboys avant son collègue Sergio Leone. Ringo au pistolet d'or est le troisième western de Corbucci ; ses prédécesseurs relevaient d'un classicisme formel en forme d'imitation scolaire et guère inspirée de l'esthétique américaine. Au contraire, ses successeurs directs (Django et Navajo Joe sortiront quelques mois plus tard) poseront les jalons des futures marques distinctives de Corbucci : violence exacerbée, renversement des valeurs traditionnelles ainsi qu'un certain sadisme. On peut donc voir en Ringo au pistolet d'or une oeuvre de transition dans laquelle Corbucci hésite entre tradition et rupture, d'ou un film fondamentalement déséquilibré. Le shérif y est d'une absolue fadeur, vertueux et efficace, tandis que les indiens sont d'une cruauté gratuite bien plus manichéenne que celle de la majorité des westerns américains ; il est d'ailleurs très curieux de voir la différence de traitement que le cinéaste leur réserve entre ici et le résolument pro-indien Navajo Joe. En revanche, on trouve bien avant Desperado des tueurs cachant leurs armes dans des guitares, des bombes que notre héros envoie gaiement au milieu des ennemis ou des assassinats sanglants (notamment un à la hache) qui sont très loin de Gary Cooper. Formellement, Corbucci est plutôt dans un mauvais jour et le brouillon de sa mise en scène, acceptable dans ses films les plus délirants, s'accorde très mal avec l'aspect plus conventionnel de ce film-ci. Plus inhabituelle est sa relative mollesse, le tout semblant filmé et monté avec une apathie désolante de la part du réalisateur de Django, du Grand Silence ou de Companeros.


En dépit de son intérêt historique, Ringo au pistolet d'or est particulièrement décevant dans la mesure ou il n'est même pas au niveau des films d'un réalisateur de second plan comme Tessari. Il est également handicapé par la très mauvaise idée que constitue le fait de mettre Ringo en prison à mi-film et de faire de l'inintéressant shérif le héros jusqu'à ce que notre chasseur de primes se décide à reprendre la situation en main (voir la scène assez pénible ou après avoir désarmé les bandits venus le tuer dans sa cellule, Ringo décide... de rester en prison). Ni une partition très en deçà de ce qu'on pouvait en attendre ni une dernière demi-heure copiant sans imagination Rio Bravo ne viennent relever le niveau, d'autant plus que le scénario semble avoir été abandonné en route (les méchants qui devinent qui est la copine de Ringo parce qu'elle s'inquiète pour le fils du shérif, celui-ci qui n'essaye même pas de faire fuir sa famille hors de la ville). L'occasion de rappeler que parmi les trois grands Sergio du western spaghetti (Leone, Sollima et Corbucci), ce dernier fut de loin le plus prolifique et le plus inégal.

mardi 13 mai 2014

Le loup des Malveneur (Guillaume Radot, 1943)


Réginald Malveneur (Pierre Renoir) et sa sœur Magda (Gabrielle Dorziat) vivent reclus dans leur château et ressassent la légende du premier des Malveneur qui aurait été capable de se changer en loup. Monique (Madeleine Sologne), la jeune femme appelée au château pour s'occuper de la fille de Réginald, constate à son arrivée la disparition de son employeur.

Le loup des Malveneur s'inscrit dans un contexte, celui de l'Occupation, qui donna lieu à un certain nombre d’œuvres tendant plus ou moins vers le fantastique ; on pense en premier lieu à La Main du diable de Maurice Tourneur, ou aux Visiteurs du soir de Marcel Carné. Mais si ces films sont ancrés dans une très forte tradition culturelle française, celui de Guillaume Radot peut au contraire être perçu comme une descendance quelque peu bâtarde des films de monstre américains de la Universal et particulièrement du premier Frankenstein de James Whale, dont on retrouve un certain nombre d'archétypes visuels (le château lugubre, le savant fou, la créature maléfique, les paysans décidés à en découdre). Mais la comparaison est bien rude pour Radot et jamais son film n'atteint l'ampleur de son modèle ou d'autres successeurs plus convaincants de celui-ci - quand on parle de savants fous, Les Yeux sans visage de Franju parait relativement indépassable -. En revanche, en adaptant plutôt intelligemment un grand mythe du fantastique et en le mélangeant de manière cohérente à un univers français rural, Radot attire une certaine sympathie car Le loup des Malveneur, tout bancal qu'il soit, fait partie de ces tentatives qui transpirent la bonne volonté et l'affection pour le genre fantastique.


Deux éléments empêchent Le loup des Malveneur de fonctionner réellement. D'abord, le scénario est trop léger et en dépit d'une durée relativement réduite de 80 minutes, le film tente à plusieurs reprises de combler l'absence d’événements significatifs par un jeu sur les ambiances (le bruit du vent, les hurlements de loup, les silences pesants) qui ne fonctionnent qu'à moitié, ainsi que par une intrigue sentimentale relativement inintéressante entre l'héroïne et un peintre un poil pénible. Le retournement de situation final est également visible à trois kilomètres à la ronde (franchement, qui peut sérieusement imaginer que Pierre Renoir n'apparaisse que le temps d'une scène introductive ? ). Second problème, les dialogues extrêmement littéraires ne sont pas désagréables à entendre mais déréalisent complètement l'histoire : à partir du moment ou les acteurs semblent être des comédiens de théâtre plutôt que des figures crédibles de châtelains, on peine beaucoup à croire en leurs personnages d'autant plus qu'ils semblent être assez mal à l'aise avec les répliques en question. Il est d'ailleurs significatif de constater que si ils s'en tirent assez moyennement lors des passages très dialogués, ils sont en revanche excellents dès qu'il s'agit d'adopter un jeu plus naturel ou simplement moins verbeux.


Pour autant, Le loup des Malveneur n'est pas sans qualités. Le charme de Madeleine Sologne, le regard hébété de Pierre Renoir comme la dignité rigide de Gabrielle Dorziat font largement effet. La photographie de Pierre Montazel et les excellents décors - point sur lequel le film de Radot n'a rien à envier à ses homologues américains - sont tout aussi appréciables, comme la très bonne partition musicale. Mais il manque au film un souffle, une grâce. Il est possible qu'à trop vouloir insister sur la dimension poétique de son oeuvre, Radot en ait fini par oublier de construire quelque chose d'un tant soit peu effrayant, ou même plus simplement de correctement rythmé. Le loup des Malveneur n'est pas un mauvais film mais il se regarde avec un œil plus respectueux qu'emballé ; il reste en tout cas l'une des rares tentatives de fusion entre traditions américaine et hexagonale qui ne cède ni à un hermétisme " artistique " ni au désolant jeunisme idiot qui plombe une grande partie des essais fantastiques contemporains. Pas un classique à redécouvrir mais une sympathique curiosité.

samedi 10 mai 2014

Révélations (Michael Mann, 1999)



Jeffrey Wigand (Russell Crowe), vice-président de la recherche et du développement dans une société produisant du tabac, est renvoyé après s'être opposé aux méthodes de ses supérieurs. Il est contacté par Lowell Bergman (Al Pacino), journaliste-star habitué à couvrir des dossiers brûlants. Bergman tente de convaincre Wigand de violer l'accorde de confidentialité signé avec son ancien employeur.

Révélations est un Mann à part, sorte d'héritier d'une tradition 70's de films durant lesquels des journalistes s'attaquaient à d'importantes corporations ou divulguaient des scandales d'état (A cause d'un assassinat ou Les hommes du président, tous deux signés Alan Pakula). Mais l'approche de Mann est très singulière : d'abord, sa narration est partagée entre deux figures complémentaires, celle du journaliste intègre joué par Pacino mais également celle du témoin-clé incarné par Russell Crowe. Là ou le journaliste était habituellement l'élément central du récit, Révélations se transforme souvent en drame personnel dans lequel Crowe se débat au sein d'une structure familiale en pleine déliquescence. C'est d'ailleurs cet étonnant mélange entre le scandale national et les scènes beaucoup plus intimistes qui font de Révélations un véritable film de Mann ; de même, il y a une indéniable originalité dans la manière dont sont montrées les menaces du lobby tabagiste : aucune de ces scènes n'est réellement explicite et chacune pourrait se révéler un reflet de l'état mental de Russell Crowe. L'approche adoptée par Mann peut d'ailleurs être vue comme une sorte de brillante adaptation du fantastique à la Val Lewton (La Féline, Vaudou...), où les menaces étaient bien plus suggérées que montrées, à une narration de polar, comme en témoignent les très belles scènes du terrain de golf ou de la visite nocturne.



Pour continuer sur les thématiques abordées dans notre critique de Heat, on retrouve encore une fois la corrélation entre la vie amoureuse et la vie professionnelle puisque si Crowe rechigne autant à l'idée de s'en prendre à ses anciens patrons, c'est avant tout par crainte des conséquences sur sa famille, qu'il s'agisse de menaces envers ses filles ou de sa difficulté à maintenir une relation avec sa femme. Quand Révélations se termine, un homme a perdu tout ce qui le caractérisait professionnellement mais à sauvé sa dignité et son couple, tandis qu'un autre n'a au contraire retrouvé un semblant d'utilité sociale qu'au prix de son mariage. Et si Pacino est comme la plupart du temps formidable, Russell Crowe est ici touché par la grâce et trouve une intensité de jeu prodigieuse, donnant durant deux heure trente le sentiment d'être à deux doigts de l'explosion ou du suicide. L'année 1999 fut sienne - il y tourna également l'excellent polar L.A. Confidential - et sa prestation en quidam dont la vie bascule justifierait à elle seule le visionnage de Révélations. Mais on se régalera tout autant de la photographie splendide de l'inévitable Dante Spinotti, d'une musique qui a une ou deux exceptions près apporte un très beau complément aux images (on peut même préférer le travail de Lisa Gerrard ici à celui qu'elle réalisa au sein du groupe Dead Can Dance) et d'un usage épisodique du ralenti qui pour une fois chez Mann est tout à fait pertinent puisqu'il accompagne les moments clés ou le destin des personnage bascule de manière irréversible ; de même, l'emploi occasionnel du filmage caméra à l'épaule passe comme une lettre à la poste.



Avec Révélations, Mann prouve qu'une histoire vraie n'exclut pas une mise en scène ambitieuse et adapte avec brio son style et son atypique science du rythme à une forme traditionnelle de cinéma engagé. Si quelques excès didactiques viennent légèrement en affaiblir la portée - les dialogues de Pacino autour de la démocratie et du rôle de la presse - et l'empêcher d'égaler le chef d'oeuvre Heat, Révélations est toutefois l'un des plus beaux films de son auteur et venait conclure magistralement la plus belle décennie cinématographique du cinéaste (Le Dernier des Mohicans, Heat et donc Révélations, rien que ça ! ). Un très grand film.

mardi 6 mai 2014

Le Caïd de Yokohama (Kinji Fukasaku, 1969)


Le clan Danno, dirigé en sous-main par le stratège Tsubaki (Ryohei Uchida) entraîne dans sa lutte un clan allié que dirigent Tsukamoto (Koji Tsuruta), tout droit sorti de prison, et son adjoint Kazama (Bunta Sugawara). De son côté, Ooba (Noboru Ando), un yakuza ayant perdu son bras dans un combat, rêve de se venger du clan Danno.

Le Caïd de Yokohama n'est pas le meilleur film réalisé par Fukasaku dans les années 60 ; on peut lui préférer le très original Le Lézard Noir ou le côté plaisamment nouvelle vague de Kamikaze Club. Cependant, ces films-là ne sont pas tout à fait annonciateurs de la direction qu'il prendra durant la décennie suivante, pendant laquelle seront réalisés Le cimetière de la morale et la série Combat sans code d'honneur. Cette direction se retrouve en revanche dans ce Caïd de Yokohama (dont Guerre des gangs à Okinawa, ou l'on retrouve à peu près le même casting, devait initialement être une suite), première grande réussite de Fukasaku dans le domaine du film de yakuza. Il est également une très intéressante transition entre le monde du ninkyo, que pouvaient représenter les sagas Lady Yakuza ou Brutal Tales of chivalry, et ce qu'on appellera par la suite le jitsuroku-eiga qui démystifiait le code d'honneur traditionnel. On retrouve donc des personnages chevaleresques : Koji Tsuruta, Noboru Ando et Bunta Sugawara ne sont pas encore les gangsters furieux et instables des films ultérieurs. Ils portent en revanche en eux l'échec du mode de vie yakuza (la femme morte de Tsuruta, la perte du bras d'Ando) et ne se contentent plus de lutter contre un clan mais contre un système ou l'alliance politique importe plus que les valeurs humaines.



Si thématiquement on retrouve à un stade embryonnaire tout ce qui pourra faire la marque du cinéaste, formellement c'est un peu plus complexe. Le Caïd de Yokohama est un film plus lent, plus posé, plus romantique que ses successeurs et le style de mise en scène du cinéaste (les arrêts sur images, les cadrages penchés, le filmage caméra à l'épaule) s'accorde beaucoup moins bien à cette langueur qu'à ses débordements futurs. Le style s'y fait déjà viscéral et poignant, mais il n'est pas encore tout à fait adapté au ton. En revanche, le superbe casting (Ando, Tsuruta, Sugawara, Tomisaburo " Babt Cart " Wakayama en cinglé et l'inévitable Hideo Murota en sbire) compense largement ce déséquilibre. Par beaucoup d'aspects (l'amitié improbable entre Koji et Ando, le psychopathe admiratif devant le comportement du héros, la charge désespérée) on est ici en présence d'un brouillon de Guerre des gangs à Okinawa dans lequel ces éléments trouveront leur plein potentiel, mais un brouillon qui peut regarder une grande partie de la concurrence sans baisser les yeux, d'autant plus qu'il contient un certain nombre de moments très émouvants (le dernier face-à-face Tsuruta-Sugawara, la femme d'Ando courant après la voiture, Wakayama à bout de nerfs renvoyant ses hommes).


Au final, Le Caïd de Yokohama serait à la suite de la carrière du cinéaste (et notamment Guerre des gangs à Okinawa) ce que Okita le pourfendeur fut au Cimetière de la morale : un précurseur inspiré bien qu'inégal. Les thématiques du ninkyo (la difficulté pour le couple de se stabiliser, le rapport de fraternité entre les membre du clan ou deux adversaire) viennent à la fois lui donner une plus grande force émotionnelle tout en le privant de la dimension nihiliste de ses chefs d’œuvre. Ainsi, on pourrait oser un parallèle entre Fukasaku et Seijun Suzuki : tous deux sont des cinéastes ayant débuté avec des films relativement conventionnels et qui progressivement imposeront leur style, violent pour l'un et délirant pour l'autre, jusqu'à subvertir complètement l'approche habituelle du genre dans leur film-somme (respectivement Le Cimetière de la morale et La Marque du tueur). Un jalon historique important qui n'est d'ailleurs pas sans évoquer le cinéma de Jean-Pierre Melville.

vendredi 2 mai 2014

Le Sang (Pedro Costa, 1989)



Un adolescent, Vicente (Pedro Hestnes) et son jeune frère Nino (Nuno Ferreira) subissent les absences répétées de leur père. Un jour celui-ci décède et les laisse à eux mêmes. Vicente cache le cadavre à l'aide de son amie Clara (Inês de Medeiros), mais rapidement d'anciens associés de son père lui réclament de l'argent.

De tous les films chroniqués ici, Le Sang est l'un des plus difficiles à regarder comme à critiquer. On n'échappe à aucun cliché du cinéma d'auteur : esthétique (superbe) en noir et blanc, contradictions entre ce que les personnages nous disent et ce qu'on les voit faire, plans extrêmement longs (le film en entier doit en comporter quelques dizaines) et intrigue minimaliste ou il est très difficile de suivre ce qui se passe. Alors, pourquoi Le Sang est-il un si beau film alors qu'il ressemble à une compilation de cinéma festivalier ?

Un point mettra sans doute tout le monde d'accord : le Sang est une splendeur visuelle. Certaines compositions de plans sont d'autant plus incroyables (les petites filles arrivant dans la lumière, la scène à table ou le petit frère n'est vu qu'en reflet) qu'elles semblent produites avec trois fois rien. La systématisation du plan fixe pourrait être irritante si, comme souvent, elle n'était qu'un moyen dramaturgique artificiel (par exemple, quand une conversation houleuse est filmée avec tant d'insistance qu'on s'attend à tout moment à la voir exploser). Ce n'est jamais le cas dans Le Sang, sorte de polar ultra-intimiste qui bouscule toutes nos attentes. Ainsi les " méchants " de l'histoire paraissent au final bien peu violents, leur trafic avec le père reste nébuleux - et pour cause : il n'est pas important de savoir ce qu'ils trafiquaient exactement - et de nombreux éléments qui pourraient apparaître comme des menaces (l'ambigu " ex petit ami " de Clara, le corps dans l'eau) sont tout de suite évacués du récit, comme pour déjouer la notion de cause-conséquence qui sert habituellement de colonne vertébrale à la construction narrative.



Alors, qu'est ce qu'il reste de l'intrigue du Sang ? Une histoire d'amitié entre deux frères - qui ne le sont peut-être pas, on y reviendra - et d'amour entre Vicente et Clara. Parfois, les deux semblent se nourrir et le trio reforme un semblant de famille après la disparition du père ; parfois les deux s'excluent et l'attitude de Clara vient parfois, malgré elle, perturber la relation entre Nino et Vicente. Arrivent ensuite deux groupes de personnages reflétant les angoisses des deux frères : d'une part, les anciens associés de leur père qui menacent Vicente et d'autre part, leur oncle qui les sépare non seulement physiquement - en capturant Nino - mais également spirituellement puisqu'en recomposant un foyer à part, il contribue à casser les liens de ce sang décrit dans le titre, Nino étant en proie au doute de n'être pas réellement du même père que Vicente.



Le Sang est un film très riche mais tellement peu explicite que sa richesse se fait toujours entre les lignes. C'est la négation du spectaculaire, le refus ; pour autant il n'est ni creux ni désincarné : la beauté d'Inês de Medeiros et le charme du tout jeune Nuno Ferreira y sont pour beaucoup. Il entretient un rapport assez complexe avec le passé cinématographique : à la fois ultra-dépouillé et esthétisé, sa thématique ou l'environnement rappelle à la fois le merveilleux La nuit du chasseur (les deux enfants livrés à eux-mêmes, la rivière), Mauvais Sang de Leos Carax (le vieux commanditaires, un côté parfois " post nouvelle vague ") ou encore Fritz Lang et Robert Bresson. C'est peut-être ce mélange fragile entre une culture relativement populaire et l'esthétique froide de Costa qui permet au Sang d'atteindre un superbe équilibre qui fait défaut à certains de ses contemporains ; de là même manière que Shinji Aoyama trouvait dans la prise d'otages d'Eureka le sujet se greffant le mieux à son discours qui vampirisait ses autres films, Costa réussit une alliance aussi brillante qu'a priori contradictoire. Rarement un premier film a atteint une telle plénitude, au risque de devenir un coup d'essai difficilement surpassable.